Un témoin-clé s’est présenté au procès Médiator, mais juges et avocats l’avaient perdue…

RÉSUMÉ – On s’intéresse à la récente déposition de Lucien Abenhaïm, ancien directeur de la Direction Générale de la Santé, entendu dans le cadre de l’actuel procès Médiator. Pièces en main, sur la base de ce qui en a été rapporté par la presse, on montre que tout est faux ou fallacieux, et on s’interroge sur la placidité avec laquelle cette déposition a été accueillie par les centaines de juristes « spécialisés » réunis à cette occasion. On médite sur l’incompétence qui, seule, peut rendre compte d’une telle placidité et on prophétise un bel avenir d’impunité pour tous les prédateurs qui se soucient comme d’une guigne des normes et des réglementations.

Introduction : un témoin-clé

Le 10 octobre 2019, Lucien Abenhaïm, ancien directeur de la Direction Générale de la Santé (DGS), comparaissait comme témoin au procès Médiator. Si l’on en croit Le Monde (11/10/19), l’intéressé a commencé par « souffler » ses remerciements qu’on lui permette ainsi de formuler son témoignage ; compte tenu des responsabilités considérables qui ont été les siennes1, on peine à croire qu’il n’ait eu antérieurement aucune occasion de faire valoir son point de vue : sachant de plus que la timidité n’est pas le fort du personnage, on se dit qu’il pourrait bien ne pas avoir la conscience tranquille…

La déposition du témoin-clé

D’après le « journal du soir » (comme on dit traditionnellement, bien qu’il paraisse désormais à toute heure grâce à Internet), les points principaux de la déposition faite par le responsable de l’International Primary Pulmonary Hypertension Study (IPPHS) ont été les suivants :

  1. On savait « d’emblée » que l’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) était « probablement » liée aux anorexigènes.
  2. L’étude dont Abenhaïm a eu la charge aurait « démontré » la causalité entre anorexigènes et hypertension artérielle pulmonaire (HTAP).
  3. En conséquence, Pondéral et Isoméride (les deux anorexigènes phares de Servier) auraient vu leur prescription limitée à 3 mois.
  4. Ils auraient été retirés du marché français en 1997, alors que Servier aurait « réussi à imposer sur le marché américain Redux, qui est une copie conforme de l’Isoméride ».
  5. « Fait rare », la publication (dans le New England Journal of Medicine) de l’étude IPPHS avait été « précédée d’un éditorial négatif, qui remet[tait] en cause la qualité de ladite étude ».
  6. Abenhaïm aurait été pris dans « un contexte de pression », incluant la promesse, par un intermédiaire douteux, d’une « très grosse somme d’argent » à transférer sur son compte. Au titre, cette fois, d’une « sévère campagne de déstabilisation », un courrier de l’épouse de Servier aurait émis le souhait « que soient préparés plusieurs plans qui pourraient contrecarrer l’action de ces messieurs » (entendez : d’Abenhaïm et de certains de ses collègues).

Réfutation du témoin-clé

Cette version de l’histoire, réécrite avec le concours du journaliste JY Nau, a déjà été évoquée sur le présent site: mes lecteurs savent donc que tout ce qui n’est pas faux dans cette déposition est fallacieux. Pour faire vite, je ne redonne pas les références – qui sont disponibles dans un précédent article (et, notamment, dans la PJ de ce précédent article).

  1. Dès 1993, c’est une équipe de Béclère (totalement indépendante d’Abenhaïm) qui a incriminé les médicaments de Servier (les fenfluramines) dans la genèse d’HTAP : spécifiquement les fenfluramines et non pas « les anorexigènes » en général, au contraire de ce que soutient désormais Abenhaïm. Mieux: en réponse à cette équipe de Béclère, Abenhaïm a formellement contesté la spécificité des fenfluramines dans la causalité, et a annoncé la mise en place de l’étude IPPHS, principalement financée par Servier, destinée à desserrer l’étau des preuves autour des médicaments d’icelui, en crédibilisant que cette pathologie pulmonaire aurait bien d’autres causes que celles-ci (dont les anorexigènes en général).
  2. La première diffusion des résultats de cette étude IPPHS répondait parfaitement à ces objectifs pré-spécifiés : Abenhaïm soutenait notamment qu’il n’y avait aucune différence entre les médicaments de Servier (les fenfluramines) et les autres anorexigènes disponibles dans la même indication. Il déclarait « remercier sincèrement l’Institut de Recherches Internationales Servier qui a financé cette étude » en soulignant que l’indépendance de l’étude avait été « totalement respectée » par le bailleur de fonds : ce n’était pas vraiment la dénonciation de la clique à Servier, énoncée dans un « souffle » (et sous serment…) devant le tribunal correctionnel de Paris…
  3. Loin d’entraîner (en « deux heures » maxi) le retrait des fenfluramines, cette étude fut exploitée par les autorités sanitaires en vue de privilégier les médicaments de Servier : ses deux médicaments (Pondéral, Isoméride) devenaient les seuls anorexigènes dont la prescription au long terme se voyait autorisée, dans un contexte où l’Agence européenne avait martelé que l’obésité étant une maladie durable, on ne saurait en concevoir un traitement autre que durable2. D’où il découlait un monopole de fait pour les produits de Servier dans cette indication, au dam scandalisé de ses concurrents européens.
  4. L’initiative du retrait des fenfluramines est venue des Américains, et non des Français. Dans son “livre” (n’ayons pas peur des mots), Irène Frachon a repris sans un mot de critique la thèse, popularisée par le tandem Abenhaïm-Nau, que la France aurait précédé les Américains dans le retrait, illustrant de la sorte : i) sa méconnaissance du dossier, ii) son obstination dans l’erreur. Quant à la déposition d’Abenhaïm selon laquelle Servier aurait réussi à imposer aux USA « une copie conforme » de la dexfenfluramine baptisée Redux, elle défie l’entendement : Redux était, depuis le tout début, le nom commercial de la dexfenfluramine au USA et il suffit d’aller sur Internet 3 pour vérifier que c’est bien Redux dont l’administration américaine a exigé le retrait, avant que les autorités françaises n’en envisagent une simple suspension (mesure provisoire, par opposition au retrait – définitif – décidé par les Américains).
  5. Qu’un éditorial pointe les limites d’une étude n’est aucunement « un fait rare », mais la rhétorique académique attendue pour les éditoriaux accompagnant la publication d’une nouvelle étude. Faich, l’un des deux auteurs de l’éditorial désormais présenté par Abenhaïm comme un coup de salauds, avait salué la première parution de l’étude IPPHS comme « le nec plus ultra en matière d’étude cas/témoin » (« state-of-the-art case control study ») : il doit exister plus venimeux comme manœuvre de « déstabilisation »…
  6. Il a fallu, apparemment, attendre cette déposition pour apprendre qu’entre autres preuves d’un « contexte de pression » (Abenhaïm dixit), il y avait eu cette « très grosse somme d’argent » qu’on lui aurait fait miroiter. Sauf erreur, la précédente « pression » signalée par Abenhaïm, mais bien avant sa déposition, aurait été l’envoi, à son domicile, de « petits cercueils » (L’Obs, 14/11/2013)4. Ne serait-ce que par égard pour les responsabilités éminentes de l’intéressé, on s’étonne qu’il n’ait éprouvé aucun besoin de signaler ces manœuvres et ces menaces aux autorités judiciaires de son pays.

Discussion : l’incompétence comme invariant

L’objet du présent article n’est pas de critiquer Abenhaïm, qui ne mérite pas un tel honneur : mes lecteurs, ainsi que ceux de mes expertises judiciaires (dont diverses associations étaient les destinataires naturels), savent que je ne me suis jamais gêné pour ironiser sur ses performances, que ce soit dans la gestion du dossier vaccination contre l’hépatite B (où il est intervenu comme investigateur, puis comme directeur de la DGS), ou de la canicule de 2003, ou des anorexigènes (j’en oublie certainement). Il est de s’étonner qu’après presque dix ans d’instruction et en présence, nous dit la presse, de 400 avocats remontés au taquet, il ne se soit trouvé personne pour rectifier ses assertions sur la base des pièces disponibles5.

  • Personne pour brandir la première version de l’étude IPPHS, caricaturalement favorable aux intérêts de Servier. Personne pour interroger précisément Abenhaïm sur le montant de ses honoraires perçus à titre d’investigateur principal.
  • Personne pour mentionner le précédent – effectivement « rare », lui – du scandale international soulevé dans le milieu pharmaceutique par le favoritisme grossier en faveur de Servier des autorités européennes sous la houlette d’un président depuis lors mis en examen pour ses liens financiers avec Servier, grâce à l’étude IPPHS dont il faudrait croire aujourd’hui qu’elle était une attaque en règle contre le fabricant des fenfluramines.
  • Personne pour brandir la fameuse lettre (du 21/03/1996) qui eût permis de connaître les raisons – pas forcément inintéressantes – alléguées par Madame Servier pour « contrecarrer l’action de ces messieurs »…
  • Personne, parmi tous ces champions acharnés des “victimes”, pour remarquer que, dans les cosignataires de cette étude (IPPHS) à géométrie variable, on trouve un autre héros des mêmes en la personne de Bernard Bégaud, dont les contorsions sur d’autres scandales de santé publique ont été dûment analysées sur le présent site.6.

Conforté par les présentes observations, un minimum d’expérience concernant le milieu des magistrats et avocats « spécialisés » suffit pour comprendre que la première cause d’une telle gabegie s’appelle incompétence : ignorance quant à la nature des pièces pertinentes et les moyens de se les procurer, impuissance à les interpréter7.

Conclusion : l’incompétence de la justice comme garantie d’impunité

Cela signifie en pratique que malgré le vacarme hypocrite fait autour du faux scandale Médiator8, il n’existe aucune chance de voir la justice française s’emparer sérieusement des vraies affaires de santé publique. Situation d’autant plus préoccupante que « l’invariant » le plus net de la corruption politique actuelle, c’est le cynisme des décideurs pour ignorer les normes ou les modifier conformément aux desiderata irresponsables de leurs clients9. Outre la pharmacie industrielle naguère terre d’élection de normes quasi-obsessionnelles10, il est tragiquement facile de citer une multitude d’exemples très récents : penser à la reconstruction de Notre-Dame, à l’incendie de l’usine Lubrizol (un site Seveso), à la déforestation du Morvan (Reporterre, 17/09/19), à la promotion irresponsable du biogaz (Le Canard Enchaîné, 04/09/19), à la catastrophe de l’usine Seine Aval (autre site Seveso : Le Monde diplomatique, oct. 2019), etc.

Or, si la violation des normes est, théoriquement, la plus facilement sanctionnable des corruptions contemporaines (mêmes les histoires de cul deviennent aujourd’hui plus compliquées à objectiver), il est clair qu’il faut un minimum de compétence pour les caractériser : c’est bien cette compétence qui fait de plus en plus défaut aux autorités et à leurs “experts”. En témoigne, et caricaturalement, la placidité avec laquelle a été reçue la fallacieuse déposition d’Abenhaïm devant un parterre de plusieurs centaines d’intervenants, la plupart censément « spécialisés »…

  1. Il a donc été, en France, le numéro deux de la santé sur la durée assez considérable de quatre ans.
  2. Certaines petites firmes dont les ventes principales venaient d’un anorexigène concurrent de Servier en ont carrément fait faillite.
  3. Cette référence renvoie, parmi bien d’autres, à un article du Wall Street Journal (16/09/1997) – feuille de chou confidentielle qu’on a l’air de ne connaître ni dans les campagnes brestoises, ni au Pôle santé.
  4. De mémoire, on a dû aussi entendre parler de “couronnes mortuaires”. La tentative d’empoisonnement au plutonium, c’est une autre histoire, de même que l’assassinat au château de Blois…
  5. N’ayant pas assisté à la déposition d’Abenhaïm, je ne saurais certifier qu’il ne s’est trouvé personne pour lui apporter une contradiction documentée ; mais je n’en ai pas entendu beaucoup d’écho dans la presse.
  6. Pour regrettablement “grincheux”, voire franchement obsessif qu’il soit, on ne peut dénier au Docteur Girard une certaine cohérence : il n’est pas interdit d’en prendre de la graine avant de recommencer à baver sur lui…
  7. Outre les exemples gratinés déjà fournis dans ma récente interview, j’ai connu l’histoire d’un retrait qui avait totalement surpris les Français et dont la décision avait manifestement été prise sur pression de l’administration américaine. Ayant demandé à la juge d’instruction la permission de faire venir les pièces américaines du débat, j’eus la surprise de m’entendre répondre que son « assistante spécialisée » (i.e. les médecins généralement ratés qui font bénéficier de leurs lumières les magistrats « spécialisés ») se les était déjà procurées : en foi de quoi et au lieu des deux mille pages attendues, je reçus un misérable document d’une trentaine de pages correspondant à une simple inspection sur site d’une atroce banalité, mais dûment rédigée en anglais. Comme j’eus ensuite l’occasion de l’expliquer devant une Chambre de l’Instruction hilare, c’était comme, de la part d’un assistant cette fois judiciaire « spécialisé », confondre le procès-verbal d’un garde-champêtre avec un arrêt de la Cour de cassation au seul motif que les deux portent un cachet « République française »…
  8. Dont les plus intransigeants pourfendeurs ont souvent été les plus maqués avec Big Pharma.
  9. F. Lordon. Détruire le capitalisme avant qu’il ne nous détruise. Les blogs du Diplo, 7/10/19.
  10. Normes grossièrement ignorées par les promoteurs les plus péremptoires de “la-revue-qui-ne-se-trompe-jamais” et autres bouffons médiatiques.